mardi 3 juin 2014

De la société civile en Haïti

Qu'entend-on par société civile?

Existe-t-il une société civile en Haïti? Voyons ce qui se cache derrière ce concept. Par société on entend un groupe d'individus liés par un réseau de relations émotives et pratiques. En général, un mythe fondateur soude tous ces individus entr'eux. Viendra ensuite l'État en tant qu'entité politique qui plane, pour l'essentiel, au-dessus de la mêlée. Il est l'aspiration des élites dans ses divers segments et aspirations. La lutte pour l'orientation du corps social vers une destinée, en général et idéalement, radieuse. Par civile, on l'entend par opposition au pouvoir politique, c'est donc la frange de la société qui ne joue de rôles de gestion ou d'administration des affaires de la cité. Les manifestations de cette société civile se traduisent par des groupes d'intérêts, de pression, etc. Une morale publique qui vient définir l'acceptable de l'inacceptable dans l'intérêt général, en substance.

Y a-t-il toujours eu de société civile? Non. C'est une réalité qui apparait avec la société capitaliste. Une condition nécessaire, mais non suffisante à mon avis, c'est le développement des moyens de production, donc le développement économique. Comme l'a si bien démontré Alain Rouquié dans un ouvrage collectif, La démocratie ou l'apprentissage de la vertu, le développement économique est une constante nécessaire mais elle n'amène pas automatiquement à la démocratie; il n'y aurait, d'après la conclusion, une recette vers la démocratie. En revanche, aucune démocratie ne s'est jamais construite dans la misère.

Le niveau intellectuel des élites conjugué avec le niveau de l'éducation influent nécessairement sur le niveau de tolérance aux idées contraires. Quand la morale publique trace des limites aux excès, qu'il soit dans le domaine privé que public, le risque de dérives se trouvent amoindries. La dictature duvalérienne était autocratique contrairement à la dictature au Chili, en Argentine, au Brésil, pour ne citer que ses pays. Au Chili, Pinochet tolérait les  partis de droite; au Brésil, le personnel politique changeait constamment à l'intérieur de la même famille politique. De 1964 jusqu’à la conversion à la démocratie au début des années 80, le Brésil a été dirigé par différents dictateurs issus d’un même groupe politique.

Les faits infirmant l'existence de cette société civile

En Haïti, par contre, François Duvalier régnait en maitre et seigneur; il personnifiait Haïti à un tel point qu’il eût à dire : Duvalier et Haïti sont un et indivisible; vouloir détruire Duvalier, c’est vouloir détruire Haïti ou je suis le bicolore, un et indivisible. C’est donc l’époque de la papadocratie(1964-1971), l’obscurantisme à son meilleur. Duvalier a pesé tellement de tout son poids sur l’imaginaire haïtien qu’il s’est fait succéder par son fils Jean-Claude et lors du défilé funéraire, une bourrasque créait la panique sur le parcours du défilé, car Il avait mis sous contrôle, pour reprendre Laennec Hurbon, l’imaginaire des Haïtiens. Le coup de vent a été traduit dans la tête de ces derniers en tant que la manifestation de la puissance mystique de Papa Doc. Il ne faut pas se méprendre sur la capacité de ce dernier de zombifier les Haïtiens, car ceux-ci réunissaient toutes les conditions pour l’instrumentalisation de l’imaginaire par le tyran. Une rétrospective dans la réalité haïtienne nous révèle qu’à peu près tous ceux qui ont dirigé Haïti ont usé de la pensée magico-religieuse inhérente à la culture du pays.

Cette pensée magico-religieuse traverse toutes les couches de la société sans distinction épidermique, sociale ou intellectuelle. Elle se manifeste sur plusieurs formes, le plus souvent dans la crasse, qu’elle soit au niveau des idées ou dans la pratique. Cette conception qui se manifeste toujours dans la vie courante en privilégiant les intérêts personnels au détriment du collectif, de l’intérêt général, je l’appelle une pensée de corridor. L’étroitesse de vue de cette forme de pensée est le reflet même du mode de production de la flibuste, du pirate. Ce mode de production est un terreau fertile au mercenariat. A chaque fois que le pays traverse une crise structurelle, les élites cherchent des expédients : la concurrence du café brésilien à la fin du XIXe siècle tarissant leur source de profit, il leur faudrait un palliatif à ce sort. L’occupation américaine leur a sorti d’impasse dans la vente des braceros à la République voisine. Du côté de l’intelligentsia, c’est l’arrivée de l’indigénisme et le noirisme, son rejeton. La fierté s’en tirait mieux par une pseudo modernisation des moyens de production : La HASCO n’a jamais dépassé le seuil d’entreprise traditionnelle avec l’incapacité de concurrencer ses vis-à-vis dominicains. Le capitalisme meurt dans l’œuf en Haïti. Ce n’est pas par hasard, car le hasard n’existe pas en histoire ou dans toutes les activités humaines. Les décisions prises hier auront des répercussions sur le présent et le futur.

La conception tapageuse et insouciante du développement

Quand la modernisation-mania monte à la tête de nos élites ce n’est que par pure folie démonstrative : elles n’ont aucunement envie que cela dure mais seulement par grandiloquence. Les projets de construction de chemins de fer à la fin du XIXe siècle; l’électrification au début du XXe siècle; le tourisme dans les années 50; l’industrie d’assemblage et la télécommunication au début des années 70. Tous ces projets sans aucune commune articulation entre les secteurs économiques, ni en aval ni en amont. Cette pensée de corridor se manifeste par cette phraséologie : cela est en contradiction avec notre culture. C’est à partir de cette conception que Ernst Verdieu faisait une croisade à Montréal, avant la chute de Duvalier, contre la taiwanisation (Taiwan) de l’économie haïtienne. Ce leitmotiv cache mal l’arriération d’une bonne frange de notre intelligentsia. Avec le recul, je me demande si Ernst Verdieu n’a jamais été rappelé à l’ordre dans la prolifération de ses idioties. Quand  Radio-Canada lui donnait une tribune, n’était-ce pas pour se moquer de nous ou bien par compassion? Quand on sait ce qu’est devenu Taiwan en terme économique, on aurait dû lui dire : tais-toi, mon Verdieu! Il voulait singulariser cette poussée néo-libérale, dont les ténors au niveau furent Reagan et Thatcher, par la taiwanisation d’Haïti en vidant la conjoncture internationale de sa substance et ainsi faire croire à la marginalisation du pays. Ainsi, faire croire que le pays est victime du racisme à cause de sa particularité histoire, la geste de 1804.

Le retard du pays est dans notre conception des choses

Il était nécessaire pour moi de remonter aux sources taries de l’improbabilité de l’émergence d’une société civile en Haïti. Dans ce pays, qui que ce soit se mêle de quoi ce soit : un cordonnier de vêtements; un médecin d'agronomie; un économiste de la théologie; et un politicien au commerce, la vente du pays en détail. En dehors de ses compétences, toutes les opinions de tout un chacun se valent : du simple citoyen au plus grand des notables. Quand le politique, par exemple, prend la place du théoricien, vice versa, les ravages dans la compréhension des phénomènes sont catastrophiques. Car se servir d’un soi-disant concept qui ne prend corps dans la glaise du réel peut être paralysant; il crée l’attentisme, et Dieu seul sait, comment il peut être destructeur. Si j’avais faim et j’attendais la manne, je mourais avant que cela n’arrive. Durant toute la période duvalérienne, Haïti était un pays féodal et la dictature le fascisme du sous-développement. Vous comprendriez très aucun de ces concepts ne collent à la compréhension de la formation sociale haïtienne . On comprendra tout de go pourquoi la sortie de la dictature, que des pseudos théoriciens appellent transition démocratique, balbutie, que cette transition soit mort-née, que l'entité politique meurt à petit feu.

Pour finir, je dirais que l’absence de la société civile ne peut être comprise que par l’absence du développement, dont la cause fondamentalement est l’étroitesse d’esprit des élites. Je finirais par cette citation d’Alcius Charmant, écrivain et firministe : «A la vérité, ce n’est pas aux seuls points de vue de l’immigration et de l’Instruction Publique que la République Dominicaine surpasse Haïti. Elle la laisse bien derrière elle dans le domaine de la civilisation moderne, bien loin dans la science économique et administrative, bien loin dans l’organisation du travail agricole et industriel, bien loin enfin dans tout ce qui fait l’orgueil et l’honneur d’un peuple soucieux de son indépendance et de son rôle dans le concert des nations civilisées.» Les Dominicains avaient pris la sage décision dans les années 40 de demander un moratoire sur leur dette pendant que Dumarsais Estimé et la racaille de notre élite, à renfort de publicité, mettaient à contribution les ressources monétaires du pays, par une levée de fond auprès des plus petites bourses, pour liquider la dette haïtienne auprès des Américains. On comprendra mieux pourquoi la poésie et la finance ne font pas bon ménage. Qu’a été faire Price Mars dans la délégation qui rencontrait les Américains pour négocier cette dette? Connaissait-il les questions financières?

Ernst Jean Poitevien

http://politique.uqam.ca/upload/files/PDF/PDF-82-Societe_civile_misere.pdf
http://politique.uqam.ca/upload/files/PDF/PDF-81-democratie_Amerique_latine.pdf

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