mercredi 5 novembre 2014

Société civile : vache à lait des élites-croupion

Comprendre le concept de société civile

Suite à mon premier article sur la société civile, je me croyais faire le tour de la question de façon simple et concise. Je croyais avoir mis l’accent sur les aspects constitutifs de ce concept, dont André Corten trouve polysémique mais que je trouve moins flou dans la mesure où il est bien circonscrit dans le temps, il est apparu avec le capitalisme, et l’espace, au contour  assez bien défini, dans les pays développés. Si on se réfère à Karl Polanyi dans son livre La grande transformation où il montre clairement que la société marchande, qui deviendra plus tard capitaliste, a provoqué la cassure de toutes les solidarités des sociétés traditionnelles :  économiques, sociales, etc. Marx traduisait cette idée de façon lapidaire en disant que le travailleur était devenu libre parce qu’il n’avait d’autres choix que de vendre sa force de travail. Cette liberté, qui n’est qu’un euphémisme- parce que c’est du fait même qu’il a abandonné son lopin de terre ou qu’il en a été dépouillé, et par voie d’entrainement ôter de son milieu ambiant, pour venir chercher un soi-disant mieux-être à la ville, donc privé de tout recours à un autre moyen de subsistance-, fait montre que le travailleur est à la merci du capitaliste et sujet à ses caprices. La nécessité de s’organiser devient par ce fait même inéluctable : une question de vie ou de mort. 





Pour faire bonne impression et avoir l’air de quelqu'un, la société civile devient un langage fétiche, mêlé à toutes les sauces,  qu’aiment bien utiliser les élites.  Elles mystifient et se mystifient du même coup. Comme  une table n’est pas une chaise, la rue le salon, la femme l’homme, la misère la richesse, le père la mère, l’enfant les parents, et vice versa, pourquoi la société civile devrait-elle être une réalité tangible en Haïti quand seuls la force des armes et le pouvoir de l’argent, appuyés par l’Internationale, dont les États-Unis en sont le chef d’orchestre, déterminent les rapports de pouvoir? Quand est-ce que l’opinion publique a-t-elle fait entendre raison à un de nos  chefs d’état? En général, seul le soulèvement populaire a toujours eu raison de la tyrannie de nos dirigeants. Par contre, là où il y a un minimum de société civile, les dirigeants n'ont pas toute la latitude d’agir à leur guise : les dictatures d’Amérique latine en général avaient certaines limites, celles d’avoir un pôle idéologique, un contenu de classe sociale, mais non les caprices d’un homme, comme ce fut le cas avec les Duvalier et durant toute l’histoire d’Haïti. Le très faible développement des moyens de production et l’ambivalence socialisée(français/créole,  catholique/vaudou, Europe/Afrique, Mulâtre/Noir) sont des boulets que charrient l’univers haïtien. Sans un consensus sur la citoyenneté haïtienne, la perte du pays est inéluctable. Nul n’est besoin d’être prophète pour constater que la descente dans les limbes du pays est continuelle.

La société civile, un concept moderne

Ce n’est donc pas un caprice des travailleurs ou un rêve fait la veille : les conditions matérielles d’existence dictent le comportement de tous les membres de pareilles sociétés, qui ont atteint le seuil suprême de la production, suivant leur rôle dans ce processus de production. Il va sans dire que ces rapports de production touchera à des degrés divers toutes les couches de la société. La logique du capitalisme a créé l’espace public, le lieu par excellence d’interactions idéologiques, de confrontation des intérêts divers, et par voie de conséquence la formation de l’opinion publique guidée par la rationalité.  Les rapports sociaux devenant des rapports marchands, chacune des couches sociales cherche donc à tirer leur épingle du jeu. Bref, la nécessité de l’établissement d’un état de droit démocratique s’avère nécessaire pour gérer ses multiples conflits d’intérêts. Étant donné que les détenteurs du capital, donc les capitalistes, sont hégémoniques, la logique du droit est donc marchande. Alors, un consensus minimal est établi et virtuellement accepté par les différentes fractions sociales, dont la propriété privée en est l’un des socles. On dira qu’elle est sacrée, donc indiscutable, le dogme par excellence.

L’espace public n’est pas nécessaire un lieu physique, mais un réceptacle virtuel des luttes idéologiques, dont l’État, fondé de pouvoir des détenteurs du capital pour reprendre Marx, joue le rôle de médiateur dans le but de sauvegarder la cohésion sociale. Il va sans dire que l’opinion publique sera tributaire des faiseurs d’opinion(écoles, médias, etc.), donc le groupe qui gagne le débat idéologique gagne l’orientation sociale. Par exemple, les trente (30) dernières années, les libéraux ou néo classiques, à travers les Chicago Boys avec Milton Friedman, ont infesté les esprits de la logique économique néo libérale. On a vu arriver durant ces années au pouvoir des personnalités comme Reagan et Thatcher qui ont pratiquement démantelé l’État-providence, respectivement aux États-Unis et En Grande Bretagne. L’autre exemple pour illustrer cette lutte idéologique, c’est le mouvement des indignés. Ce mouvement n’a pu imposer une orientation sociale parce qu’il n’avait pas un contenu idéologiquement articulé. Donc, il n’a pas pu créer une nouvelle donne sociale.

Haiti est complètement dépendante de l'aide internationale


Il ne faut pas être un Pic de la Mirandole pour comprendre que cette réalité est loin d’exister en Haïti. Mais ce qui m’étonnait c’est la ferveur d’une frange importante de l’intelligentsia qui en fait son credo, son fétiche au point de faire de ce concept un véritable démiurge qu’on invoque à tout bout de champ mais qui ne se manifeste jamais. Est-ce de la naïveté ou de la ruse? Même si une fraction de l’intelligentsia est incapable de comprendre toute sa portée, mais une autre fraction le comprend trop bien au point d’en faire son moyen de subsistance par excellence. Les nombreux ONG haïtiens, il faut bien les appeler ainsi, sont tous financés de l’extérieur. Par exemple l’IDEA (Institut International pour la Démocratie et l’Assistance électorale) dont Marie Laurence Jocelyn Lassègue, ancienne ministre de la culture sous Préval, est la représentante en Haïti fait des séminaires avec les partis politiques, écrit un livre sur l’historique des partis politiques et tralala. Cet organisme international vient nous apprendre le B.a.-ba de la politique. N’est-ce pas trop cocasse! Le problème ne se trouve pas à ce nouveau, il est à chercher dans les carences globales de la société haïtienne. D'ailleurs, quand est-ce que la démocratie, comme le développement économique, était-elle importable? Si tel était le cas, tous les pays seraient développés, car cela fait plus de cinquante (50) ans que l’aide internationale est active et agissante.

Une autre absurdité qui, parfois, me fait rire à tue-tête, c’est le fameux organisme de Rony Desroche Initiative pour la Sociale civile (ISC). Ce monsieur constitue-t-il à lui tout seul toute la société civile ou s’il en est l’émanation de cette dite société civile, comment et de qui a-t-il eu son mandat? Y a-t-il eu des élections au niveau de la population pour son élection? Un autre jumeau de ce dernier organisme est le CONHANE (Conseil haïtien des Acteurs Non Étatiques) de Edouard Paultre. Les acteurs non étatiques, qui sont-ils? d’où viennent-ils? Ces deux organismes sont financés par l’Union européenne, tandis que l’IDEA, cité plus haut, est un organisme interétatique, donc financé par différents pays. Le pays est assisté dans sa globalité. Il n’y a pas une activité, qu’elle soit privé ou publique, qui ne dépend pas de l’aide externe. Si la démocratie, le développement économique ne sont que l’émanation de la nation prise dans toutes ses divergences, que peut-on s’attendre de sérieux de ces initiatives si ce n’est que de venir en aide à ces élites parasitaires ou improductives? Les plus que cinquante années d’aide internationale en Haïti témoignent vivement du démembrement à tous les points de vue du pays : perte d’initiative locale, développement de la mentalité d’assistés, renforcement de la pauvreté, perte de la souveraineté, et j’en passe. 

Une économie en lambeaux; un pays déchiré

Les exemples pleuvent quant à la contribution de l’aide internationale à la destruction du pays. Les deux exemples les plus significatifs sont le développement des industries de sous-traitance dans les années 70 et l’élimination des cochons créoles. Dans le premier cas, c’est l’aggravation de la bidonvilisation de Port-au-Prince et, dans le second, c’est la destruction de l’économie paysanne et sa paupérisation. Les conséquences, au début des années 80, ont donné les boat people, la cassure du tissu social, sans compter, pour parler laconique, les autres dommages collatéraux qui sont innombrables et compliquent la problématique haïtienne : il suffit simplement de noter  la confusion langagière due aux horizons divers de la formation intellectuelle des élites et de la population en général. Cette cacophonie se traduit par la mise au rancart de la diaspora dans sa fonction organique avec l’intérieur comme l’entendait Georges Anglade dans ses diverses prises de position. Pour ce dernier, Haïti, ce sont aussi ces excroissances, donc ces diverses communautés éparpillées à travers le globe.

Nos élites-croupions ont longtemps baissé les bras. Leurs intérêts immédiats priment sur l’intérêt général. En dépit, de gros diplômes, dont certains possèdent, on ne peut que les qualifier d’ignorants parce qu’ils préfèrent des miettes de l’aide internationale que de partager le gâteau de la croissance mondiale. D'ailleurs, bon nombre habitent le pays mais n’y vivent pas. Ils gagnent leur salaire en Haïti mais le dépensent à l’étranger dans l’entretien de leur famille : l’aide internationale est en ce sens doublement ou même plus pernicieuse pour le pays et beaucoup plus profitable pour ces bailleurs de fonds, car leurs économies en profitent de multiples façons. Je comprends, dans cette même veine, pourquoi il y a tant d’étrangers qui aiment Haïti comme il y a tant qui la déteste. Et c’est compréhensible. Dans le premier cas, elle constitue une mesure de création d’emploi dans les pays des bailleurs de fonds, dans le second, ce sont en général ceux qui se sont fait avoir par des partenaires haïtiens finauds. En tout cas, le nombre de projets temporaires qui ont vu le jour et qui n’ont pas laissé de traces positives tangibles est légion. Le cas du projet de Marbial de l’UNESCO est le premier exemple du début des années 60 de cette insouciance de nos élites. L’intérêt général n’y était pas.

La compréhension de la problématique est en générale nulle

Au niveau théorique, l’analyse de la crise haïtienne est creuse. Un sociologue a même tiré la conclusion que la démocratie était introuvable. Bien sûr, quand on pose le problème en termes de transition démocratique au lieu de sortie de la dictature, la démocratie ne sera jamais au rendez-vous. S’il faut comprendre cette problématique, je crois, l’un des chercheurs haïtiens, qui a travaillé sur la question depuis une bonne vingtaine d’années, est bien Alain Gilles. Ses analyses cisèlent le problème dans ses aspects multiples.  Néanmoins, il nous manque de théoriciens qui échafauderaient une explication endogène de la problématique. L’impression que j’ai, c’est que les chercheurs haïtiens ne font que calquer des théories venant d’ailleurs. Autrement dit, ils en consomment beaucoup de connaissances mais n’en produisent à peu près rien, car les absurdités sur la compréhension de la question haïtienne pleuvent de la bouche de bon nombre de nos lettrés, principalement dans les domaines historiques et sociologiques.

J’ai essayé de faire la démonstration de l’inexistence d’une société civile en Haïti, du point de vue historique, économique, sociologique, etc. Ce qu’il faut retenir c’est que les multiples organismes qui pullulent dans le pays ne sont que des expédients. N’ayant pas l’apport financier de l’intérieur, ils ne pourront perdurer au-delà de la bienveillance externe. Sans l’aménagement industriel et financier du territoire, ces initiatives ne resteront que des coups d’épée dans l’eau, donc inerte. L’incapacité de penser la modernité nous vient du système d’éducation qui emprisonne notre imagination dans des schèmes de pensée immuables : notre historiographie tourne encore autour des hommes que des faits sociaux. De prétendus éminents historiens se réclament de Dessalines ou de Toussaint que de poser l’équation en termes de relations de classe ou de rapports sociaux. Sans aucune recherche solide, ils affirment péremptoirement que Toussaint ne voulait pas l’indépendance d’Haïti. Ce que Deborah Jenson nie dans son livre Beyond The Slave Narrative avec des preuves archivistiques à l’appui. Le refus et la peur de débats sont des signes palpables de l’absence de pensée critique dans ce pays. Le lettré se croit libre d’émettre ses idées sans aucun risque d’être contredit. Voilà la raison de la légèreté de la pensée philosophique haïtienne.

Ernst Jean Poitevien

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1969_num_58_1_2102
http://www.alterpresse.org/spip.php?article8495#.VFUrJPnF-24
http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/media/5questions_anglade.html
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http://file.prio.no/publication_files/PRIO/Gilles-Lien-social-PRIO-Paper-2012.pdf
http://biblioteca.clacso.edu.ar/Haiti/cresfed/20130513032409/rencontre28-29.pdf
Guillermo O’Donnell Philippe C. Shmitter, Transition from Authoritarian Rule, John Hopkins University Press, 1986

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