Rupture épistémique : l'impensé des invariants de l'historiographie haïtienne

Pourquoi écrire si ça n'éclaire ni ne dévoile le secret d'une réalité?! Pourquoi dire si ce n'est que pour répéter ce que tout un chacun sait déjà, si ces propos ne nous avancent pas dans la compréhension d'un monde ou du monde ? Pourquoi faire semblant d'analyser quand on occulte la problématique par des concepts élusifs ? Pourquoi se prononcer sans un travail critique des données qu'on s'en sert ? Il me semble que la maladie de la radoterie est un mal qui ronge le monde d'aujourd'hui et surtout mon pays. La pensée victimaire est notre conception de la réalité. C'en est un fil d'Ariane qui tisse et jalonne tous nos propos et actions.
Le mal d’Haïti ne vient pas
surtout des Étrangers mais de nous-mêmes. Le fatalisme est notre credo. Nous
ne jurons qu'à ça : l'étranger-ci, l'étranger-ça. Sinon c'est la faute des
mulâtres ou bourgeois. Et ces derniers répondent que c'est la faute des
Levantins. Et ceux-ci répliquent qu'ils ont été ostracisés à leur arrivée au
pays. Et patati! Et patata! Où est donc passée notre créativité s'il y en
avait eu un brin? Quand on établit son lit dans l'orthodoxie et s'y morfond
joyeusement, ne vient donc pas larguer le blâme de nos malheurs sur le dos
d'autrui!
Notre mal vient de loin, bien sûr, mais notre paresse intellectuelle avec aussi. Les invariants de la pensée philosophique haïtienne me tuent. Notre historiographie se résume ainsi: la faute des Blancs; la faute des Mulâtres; la faute des Levantins, la faute des élites. Ou bien si nous avions eu notre indépendance beaucoup plus tard, on aurait évité bien de déconvenues. Ou bien encore nous avions failli réussir : par exemple aussi si Firmin avait pris le pouvoir, le destin du pays aurait été tout autre. Tout bien considéré, aurait-il pu faire mieux? Le sens commun a-t-il déjà existé chez nous, à part la parenthèse de la lutte pour l'indépendance? Sans l'entêtement de Napoléon à réduire en esclavage et à détruire les chefs de file à leurs plus simples expressions y aurait-il soulèvement et la révolution haïtienne? Partageons-nous un monde commun des choses? La suite des événements nous indique le contraire. L'histoire de notre pays serait donc une éternelle répétition, faire du surplace est notre marque de commerce. comme si on n'y pouvait rien. Absolument rien. Bien sûr qu'on n'y peut rien parce qu'on ne pense pas, on ne fait que se parader intellectuellement. Et après la parade les tambours sont très pesants. S'en occuper, c'est le cadet de nos soucis. Ainsi s'est toujours traduit notre responsabilité face au pays.
Tous les peuples indistinctement à un moment donné se retrouvent dans une impasse. Mais ce n'est qu'un moment. Ils arrivent à se frayer un chemin de passage et les voilà dans un bond en avant. La Chine de la fin du 19e siècle jusqu'à la révolution de 1949. La République dominicaine a cessé de tournoyer dès la seconde moitié du 19e siècle. À telle enseigne qu'Alcius Charmant au début du 20e siècle eût à dire que ce pays était en train de nous dépasser à tous les points de vue: la politique de zonage ou de réaménagement territorial entreprise sur Trujillo en est un exemple; le développement de l'industrie sucrière en est un autre parmi tant d'autres. L'esprit entrepreneurial impulsé par ce dernier aussi. En revanche, on entend dans la bouche de beaucoup de nos lettrés le tout contraire. On n'a qu'à revisiter l'histoire de cette période pour constater l'écart de progrès entre ce pays et nous. Chez plusieurs de nos philistins cultivés, ils distinguent mal les politiques d'apparat aux politiques structurelles, qui, bien souvent, n'ont rien de clinquantes, mais des forts solidement implantés dans l'anonymat d'une œuvre pour la postérité, loin du tapage médiatique. Ce n'est donc pas un hasard que la politique démagogique de Laurent Lamothe Haïti si open for business avait séduit bon nombre.
Vouloir rompre avec les constructions fantaisistes de l'historiographie haïtienne et la pensée philosophique qui la sous-tendent, je remets donc en question plusieurs de ses conclusions, dont celle concernant la bourgeoisie haïtienne. Pour cela, j'ai trouvé quelques éclaircissements chez Leslie Péan dans son Économie politique de la corruption et Benoît Joachim dans des articles de revue dont un sur cette bourgeoise en herbe après 1804. Les contraintes épidermiques - les négociants consignataires étaient dans leur écrasante majorité des étrangers, forcément Blancs -- imposées dans les relations internationales auraient joué un rôle prépondérant dans le choix de nos politiques économiques et diplomatiques. Cependant, elles n'expliquent pas tout. Le dépeçage du pays a fait aussi bien les frais des Nationaux.
Les manifestations d'une certaine conscience d'une proto-bourgeoisie haïtienne se sont fait sentir dès le début de l'indépendance, mais la coalition de nos gouvernants et des étrangers ont mis un frein à son épanouissement. Nos gouvernants n'ont jamais eu de soucis de développement du pays. Cette proto-bourgeoisie, devant cette connivence, s'est rallié à ce jeu. Elle a cherché et obtenu, au fil du temps, la citoyenneté des pays qui faisaient la pluie et le beau temps pour pouvoir se faire indemniser lors des troubles régulières provoquées par eux de connivence avec des natifs qui frappaient le pays comme leurs vis-à-vis étrangers. Nulle part une bourgeoisie ne s'est développée sans l'apport de L'État. Pourquoi serait-il différent chez nous ? Cet esprit préférentiel pour l'étranger, de bien paraître, de courbette face à l'étranger ne date pas d'aujourd'hui. Vouloir en donner plus que ne demande l'autre qui vient d'ailleurs, on peut le constater tout le long du processus qui a amené à l'indemnité payée à la France pour la reconnaissance de notre indépendance acquise de haute lutte jusqu'à la négociation d'Aristide pour son retour après le coup d'État de 1991 en éliminant complètement les droits de douane sur le riz par exemple. Des tonnes d'exemples qu'il faut méditer et auxquels il faut virer de bord ou tourner le dos. Maintenant il faut sortir des invariants de notre tradition. Quand est-ce que chercherions-nous un chemin de passage pour obvier ces trop-pleins d'invariants? La tâche ne doit pas être à ressasser ou égrener un chapelet sans fin, il faut casser ce cycle ambiant, cette répétition du passé. Et comment ? Par la critique de l'historiographie, la formulation d'hypothèse audacieuse; par la connaissance des forces rétrogrades et progressistes dans leurs capacités et leurs talons d'Achille.
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