Le mal haïtien : une endémie séculaire (suite)

La crise institutionnelle qui affecte Haïti, depuis plus de 2 mois, fait couler beaucoup de salives. L'irrégularité ou l'illégalité des mesures prises soit par la formation du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ), soit du choix arbitraire de ce dernier de 3 membres du Conseil Électoral Permanent (CEP), ou encore la promulgation du décret de la formation du CEP amputée des 3 membres du pouvoir législatif ne doit pas seulement nous dégoûter, répugner, écœurer mais surtout nous appeler à comprendre que, comme disait Marx, «La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants.»

Toutes les pratiques de nos dirigeants de Toussaint Louverture, en passant par Dessalines, jusqu'à Michel Martelly sont des constantes des relations sociales, culturelles, économiques et politiques. Personne n'est épargné aux multiples dérives qui nous guettent. L'inconscient collectif avalise notre morbidité à persister dans la déchéance des mœurs, de la morale, de l'éthique, en bout de ligne la perte de la Mère Patrie. Tous les chefs d'état qui ont dirigé ce pays ont dilapidé les deniers publics avec la complicité d'une «élite» mercenaire, sans vision à long terme. La descente abyssale du pays dans l’abime n'inquiète nullement une frange considérable de ces élites.

La culture de rapine des fonds publics constitue une seconde nature de l'homme haïtien. L'éthique publique est absente; le vol des deniers publics n'est pas sanctionné par la clameur publique, voire par le système judiciaire. Au contraire. La morale publique valorise cette pratique parce qu'elle trouve «intelligente» toute fourberie. Tout refus de s'associer à la prévarication des fonds publics est considéré comme de l’imbécilité. Alcius Charmant à la fin du XIXe siècle, sous la présidence de Florvil hyppolite, s'est fait dire, par un proche de ce dernier, un de ces collègues député, qu'il était un imbécile parce qu'il ne voulait pas collaborer à la rapine du trésor de l'État. Le cas Noé Fourcand, Ministre des finances de Estimé, qui n'a pas voulu donner son aval au contrat pour la ville du Cap-Haïtien à la compagnie Maritimas, à cause de la fourberie qui accompagnait ce contrat, a mécontenté Paul Eugène Magloire, et qui serait l'une des raisons du coup d'état contre Estimé, s'est fait dire plus tard par François Duvalier qu'il ne serait jamais son ministre, en dépit de sa compétence, car il n'aurait jamais accepté qu'un ministre s'oppose de façon cavalière à ses décisions. Face au chef la soumission doit être totale : aucune velléité d'indépendance ne doit être manifestée au risque de tomber sous le coup de sa disgrâce.

L'intégrité est acceptée au niveau du discours mais est fortement punie quand elle devient une conviction : tout ce qui persiste à être honnête est soit exilé ou assassiné. C'est le cas d'Alcius Charmant qui a dû s'exiler à Paris, c'est le cas de Boyer Bazelais, chef du Parti Libéral au XIXe siècle, qui a été tué parce qu'il ne voulait pas participer à la dilapidation des fonds durant le règne de Boisrond Canal. Bref, la soumission au chef et au clan mafieux de ce dernier doit être total. La corruption n'a pas de couleur : Les Blancs, les Mulâtres et les Noirs ont tous participé au vol du trésor, et le pauvre paysan, par l'entremise de la production du café, a été celui qui supporte la gabegie financière des classes supérieures. Le désordre financier aux XIXe et XXe siècles, par l'émission de bonds pour financer la prévarication de tout ce beau monde, avec une certaine modération durant l'occupation américaine, a miné toute velléité de mettre ce pays sur ses rails. L’État taxait fortement la paysannerie sans lui apporter les ressources nécessaires pour améliorer ces techniques de culture ni l'amélioration de son niveau de vie. Un ensemble de rapaces, allant du grandon(grand propriétaire terrien) au spéculateur, et d'autres intermédiaires, s'enrichissent sur le dos du producteur de café, le paysan qui s'appauvrisse plus les années passent.



L'obscurantisme des «élites» n'a pas eu seulement des effets uniquement négatifs sur l'arrière pays, il a réduit tout un pays au mimétisme morbide au point de tuer toutes initiatives, tout évolution de la pensée, de l'intelligence. La culture de la majorité a été vouée longtemps aux gémonies. La persistance a ignoré la gravité des problèmes agricoles, donc le rendement décroissant de ce secteur, et l'exploitation à outrage de la paysannerie, et par voie de conséquence son impossibilité d'être dynamique, pendant que le café a été longtemps la source principale des rentrées fiscales de l'État, constitue la cécité patente de ces soi-disant élites. La chasse au sorcier des intellectuels indépendants d'esprit est systémique. L'autonomie de la pensée critique est tout simplement une hérésie aux yeux des classes dominantes de ce pays. La pensée unique est la règle. N'a-t-on pas fait courir le bruit que Anténor Firmin était un blanc d'un côté, et, de l'autre, pour le dénigrer, on révélait son origine modeste de La Fossette (un bidonville du Cap-Haïtien) lors de la compétition électorale pour la députation contre Démesvar Delorme, mulâtre, mais dans le camp de Salomon, qui était noir. Cela n'est pas sans rappeler les propos de Michel Martelly qui a traité les avocats Newton Saint-Juste et André Michel de pauvre.

Edouardo Galeano, dans Les veines ouvertes de l'Amérique latine, disait à propos des bourgeoisies d'Amérique latine avant qu'elles ne fussent arrivées au stade de son développement, elles étaient déjà rachitiques. Dans le cas de Haïti, la bourgeoisie n'est même pas à l'état d'embryon; d'ailleurs, les classes sociales n'existent pas. Vérité élémentaire : là où il n'y a pas d'État, il n'y a pas de classe. L’État n'existe pas. L’Exécutif oui. Les 3 attributions de l'État sont soit absentes ou n'existent qu'à l'état embryonnaire : le monopole de la violence physique, la sécurité, la levée des impôts et taxes. C'est là où se trouve le dépérissement de Haïti puisque nous ne sommes jamais arrivés à un contrat social, parce que les classes sociales sont absentes. Corolairement, la nation haïtienne n'existe non plus. Pas plus que Haïti elle-même. On comprend bien que la surdétermination de la question de couleur sur les rapports sociaux ait été longtemps la pierre angulaire des luttes politiques, que la gestion du pays soit traitée à la petite semaine, que les problèmes économiques soient restées sans solution, que le système éducatif soit aussi démodé et incapable d'outiller l'Haïtien pour répondre aux problèmes de l'heure, que l'absence d'intellectuels organiques soit le talon d'Achille de l'échec des luttes de transformation révolutionnaire, et enfin que le minimum vital des paysans et de la population en général soit ignoré...

En effet, le système éducatif haïtien, s'il n'est pas la principale source de nos errements depuis deux siècles, il n'est pas indifférent dans l'articulation de notre incapacité à renverser le cours infernal vers la débâcle insondable. Quand l'école n'enseigne que la culture française, que le mépris pour la culture haïtienne, que le savoir transmis est loin des préoccupations du milieu, bref que la culture scientifique est absente du curriculum scolaire, s'il n'y a pas adéquation entre la cécité de l'élite et le naufrage de la barque qu'est Haïti, il ne nous resterait qu'à dire que le blocage de la transformation sociale n'est que congénital. Les tentatives de solutions apportées par l'école indigéniste et des Griots, en littérature, et même politique, ont été catastrophiques; elles ont pratiqué un mimétisme à rebours : à trop vouloir à extirper l'occident du patrimoine de la culture universelle, on feint de le rejeter, mais au fond on le contemple avec admiration. Dans son son livre En posant des jalons, Sténio Vincent disait que les intellectuels subliment l'Afrique mais quand ils leur reviennent d'aller parader à l'extérieur, leur choix est instinctivement l'Europe, en particulier la France. Cette démagogie Frantz Fanon l'avait déjà élucidée dans soit Les damnés de la terre, soit Peau noire, masques blancs. Dans un autre ordre d'idées, comment peut-on comprendre que François Duvalier, un des chantres de l'école des griots avec Lorimer Denis, ait considéré Gobineau comme son maître à penser pendant qu' Antênor Firmin, avec des arguments massues, avait déjà démontré l'ineptie des thèses de ce dernier dans De l'égalité des races humaines? Cela explique pourquoi nous avons attendu que ce soit la République dominicaine qui nous fasse cadeau d'un campus universitaire digne de ce nom après deux cents ans d'indépendance.

Somme toute, la complexité du problème haïtien n'est pas seulement interne. Des facteurs externes contribuent dans les maux qui affublent ce pays. Néanmoins, les facteurs internes sont les sources intarissables de l'intervention des puissances étrangères dans les affaires haïtiennes, à cause de notre inconséquence, de notre incapacité à imposer un contrat social où les diverses catégories sociales s'y retrouveraient. Car plus une société est divisée, plus la discorde intérieure est grande, et plus les forces externes peuvent tirer les ficelles. À l'inverse, ces dernières seront tenues en respect. Tant que les solutions ne seront que conjoncturelles, le risque de l'implosion de la société ou de sa disparition est posée de façon irréversible.

En guise de conclusion, tout observateur attentif de la scène politique haïtienne ne peut être que pessimisme. Face aux dérives de Michel Martelly, les acteurs se cantonnent dans des solutions conjoncturelles. Peu d'initiatives structurelles ont été mises de l'avant. Si les actions en justice des avocats Newton Saint-Juste et André Michel contre la femme et le fils de Michel Martelly sont louables, elles me semblent être des décisions individuelles, donc nécessairement conjoncturelles. Leur pérennité n'ira pas au-delà du mandat de Michel Martelly. Cependant, ce serait une voie salutaire pour infléchir le désordre peut-être les premiers balbutiements d'un mouvement social prometteur dans la restructuration des relations sociétales. Les actions ponctuelles sont trop ancrées dans la culture haïtienne pour oser espérer une telle perspective. Comment une société aux prises avec des carences dans tous les domaines peut-elle créer des institutions civiles durables? Pourquoi les demandes sociales ne sont pas formulées vis-à-vis des institutions ou des représentant du pouvoir étatique? En d'autres termes, pourquoi les haïtiens présentent-ils toujours leurs demandes à Dieu et pas aux dirigeants?
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http://haiti-tribune.blogspot.com/2012/08/haiti-le-paradoxe-entre-la-volonte-et.html

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