Grammaire de la pensée philosophique haïtienne (1 de 5)

Dans ce qui arrive dans la vie d'un individu ou d'une nation, il n'y a point de fatalité. On récolte en grande partie ce qu'on a semé. Des impondérables peuvent bien aggraver ou améliorer les résultats, mais notre contribution à l'échec ou au succès dans tous les cas nous est imputable. Dans le cas d'une nation, les résultats ne nous sont que plus imputables parce que cela concerne un corps social dans sa diversité, dans la pluralité d'état d'esprit ou d'état d'âme qui peut obvier certaines dérives, certaines omissions, certains manquements, etc. La direction que prend une nation exprime la quintessence de la nation prise dans son intellect commun, c'est-à-dire le niveau intellectuel de ses membres ou plus précisément l'éducation cognitive de son cerveau. Le hasard n'existe pas dans l'itinéraire d'un individu, et encore moins dans la vie d'une nation; la contingence, certes, dans la mesure où les actions initiées, peuvent ne pas donner à la lettre les résultats escomptés dans sa totalité, mais ne seront sans influencer le devenir de cet individu ou entité politique.

L'improductivité historique de l'intellect

Donc, une grammaire de la pensée philosophique haïtienne vise à faire ressortir l'inconscient collectif dans l'approche des problèmes du pays. Depuis presque cinq ans, nous nous questionnons sur cette dérive abyssale et amère de l'entité politique haïtienne et avons mis la main sur plusieurs problèmes clés liés organiquement, dont un système d'éducation qui renforce notre carcan mental, la victimisation face à l'Occident, la rhétorique nationaliste et une historiographie complètement saugrenue. Nous pouvons les appeler le syndrome de l'autruche: cette faculté de mettre sur le dos d'autrui les causes de nos malheurs, pour faire un coup d’œil à Louis Joseph Janvier, l'intellectuel par excellence de la fuite en avant lorsqu'il déclarait dans l'un de ses ouvrages que le vaudou n'existe plus en Haïti et d'autres conneries de ce genre. Et pourtant c'est l'intellectuel haïtien qui amassait le plus de diplômes au 19è siècle en France, et toujours avec mention!

Nous croyons qu'il n'est pas futile de remonter à la création de ce pays pour comprendre la provenance de nos blocages d'aujourd'hui. L'historiographie traditionnelle haïtienne, à part notre système d'éducation, constitue l'une des freins à la sortie de notre improductivité proverbiale. Entre autres, l'idée que la révolution de 1804 a été le produit de la religion vaudou ou bien que la rupture avec la France était un acte conscient, c'est-à-dire qu'à part le refus de rester dans les chaînes de l'esclavage, nous avions rejeté la France dans son entièreté. Aussi bien la déclaration de l'indépendance démontre clairement qu'on singeait l'ancienne métropole à rebours : Elle est notre point focal, le confins de notre intellect. Pour faire court afin d'illustrer l'attachement de notre élite à la France: n'avait-elle pas opposé aux États-Unis lors de l'occupation de 1915 la culture française comme arme d'opposition à la culture étatsunienne? L'école indigéniste ne se situe-t-elle pas dans cette même mouvance? N'est-elle pas un mouvement littéraire en réaction à la vassalisation intellectuelle des mouvements littéraires précédents? L'ambivalence culturelle est donc profonde et perverse. Elle est mortifère.

Du système d'éducation
A chaque fois que nous parlons de l'inadaptation du système d'éducation, beaucoup de gens voient le problème comme la prolifération des Écoles-Borlettes qui ont connu une croissance vertigineuse depuis les cinquante dernières années. Mais des écoles inadaptées à la réalité haïtienne, une école qui produit une élite parasitaire n'est-elle pas aussi une École-Borlette? Dans ce dernier sens, pour nous, cela remonte aux alentours de 1860, si on se fie à un article écrit dans la Revue d'Histoire et de Géographie par Catts Pressoir en 1932. Sans reprendre toutes les précieuses informations de cette étude, il nous paraît important de noter une cassure nette avec la période pré-concordataire par ce qu'elle a de pernicieuse à l’éducabilité cognitive à forte teneur religieuse dans le psychique de l'Haïtien, donc l’annihilation de toute pensée scientifique.
Avec le Concordat(1860, NDR), affirme Catts Pression, un trouble profond se produit dans la vie nationale par la création d'un enseignement étranger, congréganiste et ultramontain. (sic)(p.48)
Dire ultramontain, c'est parler d'un ordre religieux complètement rétrograde à l'époque qui conditionnait la pensée au dogme de la religion catholique et le refus de toute modernité. Au Québec, cet ordre religieux a maintenu longtemps cette société dans la noirceur. On comprend aussi la position de l'auteur en faveur des écoles lancastériennes ou monitoriales. A la différence, le pragmatisme anglo-saxon ne bannissait pas l'approche scientifique même quand les écoles étaient muées par l'idéal religieux. L'auteur note à juste titre le déclin des écoles laïques. Aussi, la primauté accordée à l'enseignement des lettres qu'à l'étude des sciences, dont le collège Bird fut un pionnier à son début avec le professeur Toase par ses prestations grand public d'expériences de physique et de chimie. Mais cela a existé l'espace d'un cillement. Pas très long feu. Bien sûr l'école haïtienne donnait autrefois une solide formation classique mais sans jamais développer le sens critique des gens éduqués ou l'épanouissement sans des préconçus érigés en dogmes ; les connaissances sont taillées sur mesures et immuables.
Dans un autre ordre d'idées, on a vu des dépenses extraordinaires dans l'enseignement technique que pendant l'occupation américaine. Cet apport technique de l'enseignement avait soulevé l'ire de toutes nos élites et le Clergé bien-pensants. La formidable grève de Damiens, en droite ligne contre cette approche américaine. Ils ont opposé les Belles Lettres qu'au lait à boire, à la nourriture à faire pousser, aux connaissances techniques à apprivoiser... Il y a quatre observations qu'on peut tirer de la réflexion de Catts Pressoir:
1) des mesures juridiques ont été prises pour rendre l'éducation accessible à tous mais le plus souvent mortes au feuilleton;
2) la préférence de l'État haïtien aux écoles congréganistes au détriment des écoles laïques est sans appel;
3) l'école a pour but premier d'évangéliser les enfants haïtiens. Point boule.
4) Lors de l'occupation américaine le clergé catholique était sur la ligne de front des contestataires de la vision éducative américaine par la création d'écoles techniques liées à la production nationale. L'école d'agronomie en est un exemple probant.

L'école traditionnelle et ses conséquences

Peu importe l'époque prise en compte, l'école haïtienne a toujours produit des cerveaux avec la tête dans les nuages, loin des questions de connaissances fondamentales, telles des connaissances techniques et scientifique de base : même après avoir terminé des études secondaires, voire universitaire, le lettré acceptait des sornettes de la croyance populaire qu'on pouvait faire descendre une étoile pour en tirer des numéros de loterie; que la prière aiderait à réussir aux examens, etc.. Lors de l'éclipse solaire de la fin des années 80, le monde se terrait chez eux pour ne pas perdre la vue selon leur compréhension mystique de ce phénomène. Somme toute, il ne faut pas être dupe, le système éducatif est en symbiose avec la société en générale : au niveau de la production des biens matériels, l'économie n'en est que de grappillage; le paysan parcellaire portait le fardeau de la nation par l'extorsion de la plus-value allant du spéculateur ou du «grandon» jusqu'à l'exportateur. Qui dit une économie basée sur la parcellarisation de la terre, sous entend une production où l'absence de technique agricole est patente. Alors, que faire d'une éducation scientifique!
Bien sûr, depuis la prise du pouvoir par François Duvalier en 1957 à nos jours, les choses se sont détériorées à un rythme exponentiel. Jusque dans les années 80, un maçon était capable de monter un mur rectiligne. Aujourd'hui, il est monnaie courante de voir des murs de maisons tout crochus. Les notions de mesures sont absentes aujourd'hui de beaucoup de nos gens de métier. Néanmoins, le problème du développement de l'éducabilité cognitive reste entier. Les cinq sens ne sont pas développés. Le sens le plus développé est l’ouïe parce que la pédagogie haïtienne est axée sur la prestation du maître qui fait son show en avant de la classe. Donc les cerveau limbique(affectif, mémoire à long terme, la confiance, la peur, l'assurance ou non), néocortical(faire des liens, la transversalité des connaissances, donc le réinvestissement des acquis dans d'autres circonstances, etc.) sont peu développé dans la transmission des savoirs, mais le reptilien(conformisme : réflexe, instinct, stéréotype, préjugé, mémoire à court terme) est renforcé à souhait. Quand au savoir-faire, il est totalement absent dans le cursus de l'école. On forme des perroquets qui répètent sans comprendre, appelé élégamment psittacisme. A l'age adulte, peu de gens se libèrent de cet abrutissement : il n'est pas étonnant que quelqu'un après avoir cité un auteur de renom s'attend à ce que la discussion soit close. Donc, la réalité doit se conformer à la théorie, si elle s'entête, c'est elle qui est fautive mais pas la théorie ou la citation. Dernièrement, un porte-parole de l'ex premier ministre Lamothe, de surcroît professeur universitaire, se promenait avec ses livres de droit pour clouer le bec à ses détracteurs. Comme quoi la dynamique sociale est assujettie à ce qu'on trouve dans les livres. Quelle misère intellectuelle!

Manifestations sociétales du système d'éducation

Je me suis surpris à reproduire les mêmes schèmes de pensée que je critique depuis bientôt cinq ans. Il est monnaie courante que les analyses de la société restent au niveau de l'émotion : on fustige, on sermonne, on pourfend, etc. Cette attitude se manifeste par : il faut que les élites se mettent à la hauteur, la bourgeoisie haïtienne doit jouer son rôle, il faut sortir les gens de la misère, etc. Depuis les Edmond Paul, Antenor Firmin et la vocation de l'élite de Price Mars qu'avons-nous fait pour que nos vœux deviennent réalité? Force est de constater que ces phraséologies servent bien souvent à la posture patriotique mais au comportement de chiens couchants. Il n'est pas rare de retrouver ces critiques acerbes de nos pratiques délétères occupent les allées du pouvoir et consolident ces pratiques. Par ailleurs, on retrouve des gens bien intentionnés mais qui s'attendent que leur verbe galvanise le peuple qui fera le changement par je ne sais comment, une sorte de deus ex machina. Un miracle quoi! Cette conception est l'expression même d'une éducation purement littéraire, donc de l'absence de la pensée procédurale qui consiste à planifier les étapes de réalisation d'un projet ou de la résolution d'un problème.
Dans le domaine de la production intellectuelle, particulièrement en histoire, les absurdités pleuvent et la paresse intellectuelle s'étalent nûment. Première observation : on ne va pas au-delà des pionniers de notre histoire, tels Thomas Madiou et Beaubrun Ardouin. Les recherches archivistiques sont quasiment nuls; les sources documentaires sont inexploitées et explorées. Quand on regarde les écrits des écrivains haïtiens, à part les historiens pionniers haïtiens, on cite les monographies de l'Abbé Raynald, Victor schoelcher et, très peu, Moreau de Saint-Méry mais presque nullement ses fonds archivistiques. Michel-Rolph trouillot a noté, avec justesse, cette faiblesse qui tourne autour de phraséologies sentimentales que de recherches sérieuses dans son Silencing the Past : Power and production of History. Dans cette même veine, nous sommes tombé sur un texte de François Blancpain qui prouve avec document historique à l'appui l'inexistence de cette assertion de la division de l'Île d’Haïti par le traité de Ryswick.

Ernst Jean Poitevien

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