Les apories contagieuses de la pensée haïtienne


«L’élite haïtienne est comme un voyageur en première classe qui ne se soucie pas de la présence d’une bombe en classe économique». Cette hyperbole de Dany Laferrière m'a interpellé depuis que j'en ai pris connaissance. Elle n'est pas l'unique formule creuse dont on se fait les champions. Il y a bien sûr celle de Louis-Joseph Janvier telle que «Haïti est un singulier petit pays.» Et bien d'autres. Les complaintes, les reproches, les invectives, les attaques de toutes sortes face à cette élite, toutes catégories d'élites confondues, soit par des membres de cette élite ou non ou des étrangers, ne tarissent pas depuis au moins un siècle. En dépit, ou malgré, toutes ces déceptions ou haines, les choses ne s'améliorent pas pour autant. On s'évertue à trouver des procédés rhétoriques les uns plus puissants que les autres pour gagner la palme d'or de la plus belle figure de rhétorique.

Personne ne pourrait contester la beauté de cette citation de Dany. La première chose qu'elle vient chercher, c'est l'affect. Tout compte fait elle exprime une réalité trop évidente aux sens, à l'entendement, donc on tenterait de la prendre au pied de la lettre, un axiome pour faire un coup d’œil à quelqu'un de très dogmatique qui aimait clore tout débat ainsi. On pourrait bien remplacer haïtienne par occidentale ou mondiale. On pourrait tout aussi remplacer haïtienne ou mondiale par non occidentale en chassant ou non la négation de la proposition subordonnée dans sa conception primitive entre les êtres et les choses. Toutes choses étant égales par ailleurs.

 Il ne faut surtout pas se leurrer : on est quelque part subrepticement des occidentaux intellectuellement parlant, nos concepts sont ex nihilo, des produits avariés dans le contexte local. À ne pas se méprendre, je ne suis pas de ceux qui croient qu'il faut réinventer la roue. Il est absurde de rejeter l'Occident, à moins d'être un imbécile, car celui-ci est l'aboutissement de toutes les civilisations antérieures : Mésopotamie, Égypte, Grèce, etc. La Grèce, l'Égypte d'aujourd'hui, pour ne citer que ces deux cas, ne sont que les ombres de ce qu'elles étaient autrefois. Et la France n'est plus ce qu'elle était aussi.  Il faut aussi se rappeler que la Grèce antique n'a jamais été occidentale :

 «Les peuples qui habitent les climats froids, même dans l'Europe, sont en général pleins de courage. Mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et en industrie ; aussi conservent-ils leur liberté ; mais ils sont politiquement indisciplinables, et n'ont jamais pu conquérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples ont plus d'intelligence, d'aptitude pour les arts ; mais ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d'un esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographiquement est intermédiaire, réunit toutes les qualités des deux autres.» Aristote, Politique, Livre IV, chap. 4

Cette mise au point ayant été faite, je peux ajouter que le mode de production capitaliste est un fléau qui dérobe le sol sous ses pieds. L'obsession du profit à tout prix sans aucune considération des ressources et de leurs renouvellements finira à la catastrophe de l'humanité. Quand bien même qu'on parle d'écologie, ce n'est mieux que pour nous endormir.  Les parades internationales autour de la réduction des effets néfastes de la pollution ne sont que de la poudre aux yeux : aucun des signataires des traités internationaux sur le climat n'atteindra la cible fixée; aucun ne possède une politique cohérente en la matière. Tout est marchandise, il faut donc un marché avant tout virage productif mais toujours dans le cadre du salariat. Les gens inconsciemment sont aussi imprégnés de cette idée comme de l'évangile. Ainsi, il n'y aurait aucune autre forme de relations économiques en dehors du cadre marchand. On aurait atteint le summum. Quelle vanité!

Là commence à s'éclaircir, à se poindre la lueur de vérité. Ce n'est pas l'élite haïtienne en termes ataviques qui soit dans cet aveuglément mais dans son bagage cognitif, dans son incapacité de discriminer de façon globale : parce que l'existence est un tango, l'autre devient forcément nécessité : la jouissance est jouissive s'il y a moins de souffrance aux alentours car moins de regards accusateurs, point de pensées revanchardes. Si l'élite mondiale reconnaît cette nécessité, elle n'est que conditionnelle, c'est-à-dire tant qu'il n'y aurait de solutions de rechange face à cette ressource humaine, donc utilitaire tout autant que les ressources matérielles. L'ingéniosité à produire des aliments qui tuent à petit feu : l'obésité est une production de l'agro-industrie; cette jonglerie a son revers aussi dans le règne proprement animal: en 40 ans, plus de 60% d'espèces ont disparu. Le phénomène migratoire qu'on observe du côté humain l'est aussi du côté animal (des unicellulaires aux vertébrés). Il faut donc parler, à la suite de Frédéric Lordon, de capitalocène en lieu et place d'anthropocène.

Autrement dit, la gourmandise de l'élite mondiale s'invente des moyens sophistiqués; celle des élites haïtiennes est carrément dans la rapine, le guet-apens. Pour continuer à faire fructifier ses capitaux, celle-là utilise des modes de pouvoir ou d'autorité par un système symbolique très complexe : par exemple, les 30 dernières années, un travail de démolition intellectuelle qui a débuté après la seconde guerre mondiale sous l'instigation de Friedrich August Von Hayek a connu ses heures de gloire avec l'arrivée au pouvoir de Reagan et Thatcher, respectivement aux États-Unis et au Royaume-Uni, connu sous le label du néolibéralisme. Et ce néolibéralisme ne concerne pas uniquement l'économique, elle est totale et englobante, de l'économie à la philosophie en passant par les sciences dites dures. On perd progressivement des référents communs à tel point qu'il faut bien faire attention car les signifiés ne renvoient plus pour tout le monde au même signifiant, à la même réalité. Le sens commun a perdu son nord. Les gens pensent qu'ils reviennent de leur responsabilité s'ils sont au chômage ou à l'aide sociale. Et pourtant, les riches qui sont à l'aide sociale de nos États ne se gênent pas un moment de se mettre plein les poches de l'argent public. Il devient une évidence pour beaucoup qu'il faut nourrir les plus riches pour que les plus petits reçoivent des miettes, la théorie zombificatrice de ruissellement, qu'on appelait aussi ironiquement Voodoo Economics ou Reaganomics en référence à Ronald Reagan, président américain de 1980 à 1988, pour qualifier  son gros non sens.

Les cursus universitaires, dans cette même veine, n'ont jamais été autant mis au service du capital que durant ces dernières années, comme l'a fait remarquer Rutger Bregman dans son livre Utopies réalistes. Toutes connaissances doivent être utilitaires. Immédiatement. La pensée magique de l'économie avec sa fameuse main invisible et ses lois de l'offre et de la demande qui ne se vérifient que dans la tête de nos prêtres de l'économie; la mise de côté de toutes analyses en termes de classes sociales, mais suivant le point de vue des revenus; l'extravagance de la géoscience qui compte pallier la destruction de notre écosystème : la Silicon valley avec ses développements numériques les plus démentiels et la prétention de Google de créer des îlots clés en main, etc. Le consensus de Washington est l'agrégation de toutes ces idées zombies en politique économique qui influent sur tous les domaines de la vie en général, la privatisation de toutes parcelles de vie: les engrais, les produits pharmaceutiques, la nature en somme a été privatisée au profit de grands groupes capitalistes. L'Organisation mondiale du Commerce(OMC) est le socle et le parapluie de ce guet-apens.

Voyez-vous un peu ou totalement l'inanité du paradoxe de Dany. Ces invraisemblances sont légions et nous empêchent de voir la forêt. Il n'y a pas une fatalité haïtienne, qu'elle soit bourgeoise ou non. D'ailleurs le concept de bourgeois est impropre à la réalité haïtienne qu'il doit saisir.  En plus aujourd'hui ces antinomies sont véhiculées par des gens qui ont un niveau d'intelligence supérieur à la moyenne mais d'un crétinisme exorbitant, incapable de comprendre que le gros bon sens n'est jamais science, qu'il est de l'ordre du sens commun. Et pourtant même ce sens commun nous fait défaut. Cherchons plutôt les raisons de cette improductivité généralisée. Laissons de côté les explications trop faciles. Notre problème n'est pas qu'épidermique, il y a certainement plusieurs aspects imbriqués, confondus, entortillés. Ce n'est que cet indigeste touillage qu'il faut décanter. Et comment? Entendons-nous sur le sens commun d'où découlera tous les projets : éducation, économie, politique, culture, etc. La méfiance, ce goulot d'étranglement qui nous asphyxie, fait partie de notre consensus malgré nous. On n'a aucune idée de l'énormité des pertes encourues à cause de cela.

Le but poursuivi ici était de faire ressortir les différences et les similitudes de nos élites avec l'élite mondiale, bien sûr à des degrés différents, mais sur le fond, elles sont suicidaires. Certains me diraient qu'il y a une différence de degrés. Oui je répondrai mais que cela ne change rien : disparaitre trop-bien-en-chair d'un côté et trop-mal-en-os de l'autre, où donc est la différence significative? Encore plus: cessons d'angéliser, donc de glorifier l'élite mondiale et d'un autre côté de diaboliser l'élite haïtienne. Somme toute, cette dernière n'est que le larbin de celle-là. Par association, elles sont de même nature. 

Et Dany dans tout ça où se situe-t-il dans l'ordre social? S'il est futé, il répondra qu'il fait partie de la métaspora de Joël Desrosiers, ces Haïtiens nés en diaspora, ou qui ont laissé longtemps Haïti, ou l'exemple de Naomi Osaka. Cette diaspora de l'élite mondiale, qui n'a conservé qu'un lien sentimental avec Haïti mais élimine tout retour au bercail - pas parce qu'elle ne veule pas mais parce qu'elle est complètement déconnectée aussi bien au propre qu'au figuré - ne ferait-elle pas partie de l'élite haïtienne ? Y répondre impliquerait-il le dévoilement de notre désolation? Que sais-je?

Ernst Jean Poitevien

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