Les apories discursives
Les invariants du mode de pensée haïtienne font partie des forces de
freinage de tout progrès . L'un de ces invariants, c'est le mode
d'explication des faits bruts sans
tamisage par la critique philosophique. Par exemple, il est devenu un
dogme puissant que l'assassinat de Dessalines a été le point de rupture à
toute évolution du pays. Pour étayer cette vérité, ses tenants, lesquels
dominent l'historiographie, parlent de la décision par ce dernier de
réviser les titres de propriété qui lui a coûté la vie. Soit! À cet
argument discutable, c'est la conclusion tirée qui est boiteuse : le
freinage de tout progrès à cause de la mort du Père de la patrie. Lisons au
deuxième degré cette assertion : donc il était l'unique homme haïtien
conséquent ? Plions vite bagage, nous sommes tous morts!
Comment peut-on faire l'histoire par l'entremise d'une seule personne ?
Il est donc évident que toute la suite de l'histoire est de s'asseoir
et d'attendre le prochain Messie ou la mort. Et s'il fallait laisser une
fenêtre ouverte à l'acceptation de cette argutie, la question qui suit :
pourquoi après plus de deux cents ans ce Sauveur tarde-t-il à émerger ? De
plus, l'homme étant le produit de sa société, notre société serait-elle
un amoncellement d'ordures? L'Empereur est mort, vive l'Empereur!
Dans cette même veine, toujours dans ce galimatias de logique, on
accepte que le Fondateur de la patrie a été assassiné par une coalition,
davantage de Mulâtres que de Noirs. Soit! Et tous les Noirs qui ont pris
le pouvoir, qu'ont-ils fait de différents de leurs congénères Mulâtres?
Les trente ans de Duvalier, par exemple, l'économie haïtienne a été et
est encore monopolisée par les Siro-Libanais. Non me répondraient, nos
super-penseurs : gouvernements de doublure! Ah oui messieurs,
saviez-vous que toutes les doublures ont été dépecées par ces prétendus
hommes de paille et ont acquis leur pleine autonomie pour faire et
défaire à leur guise?
Vouloir situer le point de rupture à partir
de Dessalines, n'est-ce pas l'expression de la paresse intellectuelle ?
L'explication de cette culture anarchique remontrait, selon Jacques
Baros dans Haïti, de 1804 à nos jours, dans la genèse de la formation
sociale par les boucaniers et les flibustiers. Cette culture de
distanciation à la chose publique ou ce chacun-pour-soi ne date pas de
1806 à la mort de Dessalines, elle viendrait de là. Cette explication
non plus ne prend pas en compte toutes les dimensions du problème : elle est
trop historisante. Il y aurait une roue de l'histoire qui nous
manierait à sa guise. Absurde! Trop facile pour être une explication
complète. La mienne est en gestation. Elle est non contractualiste dans
le sens du contrat social.
Nous piétinons, nous battons la
mesure sur place depuis plus de deux cents ans, sans jamais obvier
toutes les forces de freinage, tous les goulots d'étranglement qui nous
assaillent de tout bord de tout côté, même dans notre for intérieur.
Nous sommes un peuple de victoire d'eunuques, de victoire à la Pyrrhus:
la révolution de 1843 a failli réussir, la chute de Baby Doc laissait entrouverte des lendemains qui chantent, et
pourquoi pas l'avènement de Estimé et de Aristide!? Si tant était le cas
pourquoi ces ruptures n'ont-elles pas eu lieu? En sachant les causes,
pourquoi les solutions tardent-elles à venir? Mystère et boule de gomme!
Légèreté abyssale : l'essence de l'ambivalence culturelle
La
question de couleur en Haïti est on ne peut plus un faux problème. Un
faux problème est un alibi pour éviter de regarder la réalité en face.
C'est donc une manigance utile à d'autres fins. Dans le cas d'Haïti,
c'est l'alliance entre les élites de Port-au-Prince et des villes de
province. Chacune tire son épingle du jeu sur le dos du pays en faisant
accroire à la masse des gens qu'elles sont des ennemis jurés .
Si
on voit la question de couleur comme un vrai problème cela influe
nécessairement sur notre compréhension de la réalité haïtienne. Ainsi,
on fera remonter cette problématique à l'assassinat de Dessalines. Et
tous les différends coloristes seront jalonnés par cette trame. Le contraire d'un faux problème ou diversion n'est que le vrai problème
ou le réel. Quel est-il donc ? La révolution haïtienne a emporté avec
elle des dégâts autant matériels que spirituels : la perte énorme en vie
humaine et infrastructures aussi bien que la fuite des compétences à
Cuba, à la Jamaïque et en Louisiane. La reconstruction de l'appareil de production et
la formation des compétences n'ont jamais été entreprises. La seule
révolution, ce que Sauveur Pierre Étienne a bien démontré dans son livre
Cuba, la République dominicaine et Haïti et Mats Lundahl dans son
papier au Colloque international de Port-au-Prince de 1996 intitulé «Les
forces économiques et politiques dans le sous-développement haïtien », à
être dépourvue de ses élites primitives. Cette carence est le point
nodal de tous les maux qui en découlent.
L'aveuglément d'une
frange importante des élites qui ont succédé aux élites primitives a
donné lieu à la précarité des ressources en général, qu'elles soient
matérielles (l'agriculture primitive) et intellectuelles (des
compétences scientifiques). D'où la primauté de la politique
politicienne sur la planification économique. La preuve en est bien
grande : à la fin du 19e et au début du 20e siècle, et même au delà, des
initiatives industrielles ont eu lieu avec Pantaléon Guilbaud et bien
d'autres. Aussi après l'indépendance, des entrepreneurs se sont démêlés
comme des diables dans un bénitier pour constituer une flotte marchande
mais nos dirigeants ont boudé cette initiative. Il y a eu des exemples
d'Haïtiens qui ont voulu prendre le cap de la modernisation mais point
de gouvernement qui les soutenaient. D'hier à aujourd'hui, rien n'a
changé pourtant.
S'il s'agissait de couper court à cette
question de couleur, il existe des leviers pour y arriver. Il est
essentiellement arithmétique mais à forte teneur politique avec
l'éducation cognitive obsolète comme catalyseur : il ne suffirait qu'à
donner à tous les enfants indistinctement de la couleur de leur peau ou de leur origine sociale ou encore géographique une
éducation moderne axée sur la science et la technique. Le
développement de l'entreprenariat dans des facultés de gestion et des
écoles techniques. Le problème de couleur cache la mauvaise foi des
élites ou bien leur ignorance crasse. Et au bout du compte qui en
profiterait si ce n'était que la vaste majorité. Ainsi le problème de
couleur serait un boulet imaginaire qui à force de faire partie de notre
trame historique devient un réel. Mais il n'est que la création des
élites.
Point n'est besoin de dire que ce pays est né sans tête ou tête en bas et continue sa dégringolade
avec ce défaut congénital. Les forces qui s'entrechoquaient, celles qui
ne voulaient pas l'émancipation et celles qui s'obstinaient à l'égalité
en droit, ont libéré une énergie incommensurable qui a donné naissance à
l'indépendance d'Haiti. Et pourtant leur réunion donnerait lieu à une
réussite spectaculaire : première puissance d'Amérique en lieu et place
des treize colonies ci-devant les États-Unis . Cependant, les
contradictions déterminées par la logique du moment les poussaient en
directions opposées. Les autonomistes, toutes ethnies confondues, ne
pouvaient se résoudre à se laisser mener par un leader noir, en
l'occurence Toussaint Louverture. Le déterminisme de la réalité du
moment emprisonnait les différentes couches dans une logique
d'exclusion.
En dépit de son génie, militaire et politique, les
contradictions apparentes basées sur l'épiderme vouaient toutes ces
actions à l'échec. Comment pouvait-il aplanir les différends entre
blancs, noirs et gens de couleur? Chaque pas vers un d'entr'eux
rendaient suspicieux les autres groupes. La machine à rumeur faisait
soupçonner qu'il voulait rétablir l'esclavage avec l'invitation faite
aux blancs qui avaient fui lors du soulèvement de 1791 de revenir. Sa
politique latifundiste avec le cortège de répression qui venait avec,
car il fallait forcer les nouveaux libres à travailler la terre contre
rémunération dans le but de revenir à la prospérité d'antan, laissait
perplexe certains leaders, comme Moise et autres.
D'un autre
côté, les blancs qui revenaient ne récupéraient pas tous leurs anciennes
propriétés. Les anciens libres se sont accaparés des terres vacantes,
principalement dans l'Ouest et le Sud du pays. Parfois les intérêts des
groupes sociaux du moment se fusionnent un tantinet, mais sur
l'essentiel, dans leur perception, ils se divergent. Tandis que,
fondamentalement, les intérêts des groupes sociaux, au-delà de la ligne
de partage épidermique, se convergeaient organiquement, dans une
proportion moindre en apparence pour les purs descendants d'Afrique, que
sont les Noirs. Et pourtant un corps social est un tout logique en
dépit de sa diversification. Par contre, les choses ne sont pas aussi
faciles à décanter dans le vif du moment: Jean Kina, Noir, était une
figure de proue et vaillant soldat, l'émule de Toussaint dans le Sud,
mais allié indéfectible des blancs. La ligne de partage n'a pas toujours
été épidermique. Des mélanges teintés d'épidermes différents se sont
formés dans la lutte pour le pouvoir, tant économique, sociale et
politique: Noirs contre Noirs; Blancs contre Blancs; Mulâtres contre
Mulâtres; Et des chassé-croisés entre ces différents groupes . Le complexus saint-domingois dans toutes ses
dimensions était un vrai casse-tête à résoudre.
La génèse en balade : invariant des goulots
La guerre du sud
a été traduite par l'esprit peu scientifique de mes compatriotes comme
une question épidermique. Alors, pourquoi le représentant étatsuniens,
le consul d'alors, était-il un fervent partisan de Toussaint contre
Rigaud? Tout concourrait à ce qu'il soit plus proche de ce dernier vu la
proximité épidermique. Sur ce point, il faut comprendre les questions
ethniques et classes dans une perspective historique entre la courte,
moyenne et longue durée. Suivant les événements, la conjoncture et les
changements fondamentaux, les moments peuvent prendre des teintes
diverses: les questions épidermiques se mêlent aux questions de classe.
Et vice versa.
La Realpolitik a joué un rôle prépondérant dans
cette guerre. C'en était purement et simplement une guerre de pouvoir.
Le Sud a toujours été en quelque sorte assez différent du Nord à tous
les points de vue. Le niveau économique entre Mulâtres et Blancs était
somme toute homogène, contrairement au Nord où les Blancs étaient de
loin ceux qui menaient le bal. Il n'est pas étonnant que les Mulâtres du
sud se voyaient les égaux des blancs parce que rien ne les
différenciaient à peu près. On peut dès lors comprendre que la
survivance des préjugés face aux Noirs ont survécu au-delà de
l'indépendance mais la collaboration entre Élites noirs et mulâtres
n'ont jamais failli face aux revendications des masses: la révolte des
paysans au cours du 19e siècle en témoigne, dont celle de Jean Jacques
Accau.
Bref, un ensemble de contradictions apparentes et réelles,
mais tout aussi bien des points de convergence qui auraient dû réunir
Blancs, Mulâtres et Noirs dans un monde de raison transcendantale, ce
recul ou distance face aux apparences. Il faut donc conclure que la
perception en matières économique, sociale et politique est la
contraction fondamentale dans la conjoncture à chaud des événements.
Tout compte fait, la notion du temps historique, le temps long, le temps
des balbutiements est hors de portée des hommes. Le déterminisme de la
durée influe sur le comportement des hommes, et davantage quand les
élites ne sont pas à la hauteur de la tâche du moment.
Remonter le temps
n'est pas rebrousser chemin, mais comprendre le prolongement du passé
dans le présent tout comme la disparition d'un certain passé dans ce
même présent: les hommes du monde atlantique comme Dessalines, Pétion,
Christophe vivaient en symbiose avec tout le monde qui se côtoyait dans
ce mercantilisme ambiant, ce monde du commerce triangulaire. Ils
pouvaient jauger et juger sans les fumisteries des penseurs dits élites
d'après l'indépendance. Mais avaient-ils, eux et leur entourage, assez
de connaissances pour y faire face? Du moins, leur entourage était-il
assez formé pour maitriser le conjoncturel et le structurel, ce
changement fondamental qu'ils avaient provoqué dans ce monde atlantique?
La trame des goulots
Un autre angle d'approche : l'indépendance
d'Haiti en 1804: acte volontaire ou involontaire? Autrement dit, sans
le refus des Français d'accepter que les nègres soient libres, y
aurait-il l'indépendance haïtienne? Question connexe : l'acte de
proclamation de l'indépendance, qui dénote une aversion, la haine des
Français, n'était-il pas en lui-même un refoulement de l'amour pour la
France des chefs de l'armée indigène et leurs subalternes? Dans cette
même veine, pourquoi l'acte de l'indépendance n'était-il pas publié en
créole? Pourquoi au temps de la colonie, comme l'a fait remarqué un
intervenant lors de la conférence du linguiste haïtien Hugues Saint-Fort
à Duke University, des actes juridiques, des proclamations, etc. se faisaient en créole et pas après l'indépendance?
Ces questions m'ont
trotté dans la tête par ce que nous avons pour habitude de prendre pour
conscient la lutte pour l'indépendance. Je me souviens d'avoir lu dans
la préface de Radiographie d'une dictature de Gérard Pierre-Charles
écrite par Juan Bosch, qui disait en substance qu'un pays qui a produit
des géants comme Toussaint Louverture, Dessalines, etc. ne peut pas
rester engoncé dans ses miasmes. Cela m'avait rendu fier de lire une
telle considération de Bosch. J'étais encore à l'âge de l'innocence où
les belles paroles venaient flatter mes émotions. Dans ce même ordre
d'idées, la chanson de Farah Juste, Lè la libere Ayiti va bel,
participait à me donner de la frisson. Je voyais ce pays clinquant qui
adviendrait quand le cancer duvalérien serait extirpé.
Le temps a
passé et les multiples déconvenues depuis 1986 qui ont jalonné
l'histoire récente du pays m'ont fait virer de bord, recherchant
ailleurs les causes de nos malheurs. Au lieu de continuer à répéter à
satiété, je dirais toutes les psaumes théologiques de nos intellectuels,
j'ai exploré d'autres avenues tracées par plusieurs historiens de
renon, malheureusement majoritairement des étrangers avec quelques Haitiens
d'horizons divers. Il me semble avant de pouvoir sortir de ce bourbier
dans lequel le pays patauge, il faudrait commencer par régler notre
compte à cette compréhension de l'histoire nationale...
Ernst Jean Poitevien
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